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Nouvelle

Bruno Braquehais, précurseur du photojournalisme, et La Commune de Paris

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Temps de lecture : 11 minutes

Philippe Paternolli est écrivain. Mais il a été aussi inspecteur des Impôts et délégué syndical CGT. C’est aussi un photographe amateur qui vaut bien des professionnels. Et, ce qui n’est pas anodin, un compagnon de route des communistes, qui a cédé les droits de cette nouvelle à Liberté Actus.

Je m’appelle Bruno Braquehais, et je suis mort le 13 février 1875. J’ai pas bien supporté les treize mois passés à la prison Mazas [1], embastillé pour abus de confiance, après la faillite de mon studio de photographie. Quelques factures impayées, et tout de suite, les grands mots… Qu’est-ce qu’ils ont pu gueuler ! M’en fous, j’ai rien entendu : je suis sourd et muet ! Je suis né comme ça à Dieppe, en Seine-Inférieure, en 1823. Alors, si vous me lisez, là, c’est que je vous écris, je vous parle pas.

À Dieppe, j’y suis pas resté. À cause de mon infirmité – vous dites handicap, maintenant – j’ai été expédié à l’Institut Royal des Sourds-Muets à Paris pour y apprendre la lithographie. Ça a bien marché. Ça m’a bien plu. Lithographe, je l’ai été, à Caen. Et puis, je me suis mis à la photographie. Et je suis retourné à Paris, comme photographe. J’ai trimé pour Alexis Gouin, qui avait un studio au 110 rue Richelieu. C’est dans le 2e arrondissement. Aujourd’hui, c’est un truc chinois à la place. Ou japonais. Des trucs qu’existaient pas à Paris, à mon époque !

Le studio, c’est devenu le mien. Peu après la mort de Gouin, en 1855. Enfin, le nôtre, avec Laure, que j’ai épousée. Laure Gouin, la fille de… vous avez compris. On a monté une belle petite affaire, elle et moi. On faisait des portraits pour les en-bourgeois. Des nus, aussi. Surtout. Je maîtrisais bien le collodium humide. Vous devez pas savoir de quoi je parle, avec vos capteurs numériques. Ah ! À l’époque, c’était quelque chose ! Des temps de pose de vingt minutes ! Faut dire, c’est qu’on venait presque de l’inventer, la photographie ! Bref, vous pouvez pas comprendre… Le collodium, ça me permettait de faire des photographies d’une grande finesse, avec des ombres, des dégradés… La chair avait un modelé, on en aurait croqué dedans ! Évidemment, c’était tout noir et blanc, cette affaire-là. C’est là qu’intervenait ma petite Laure. Elle, elle était coloriste. Elle vous mettait des couleurs sur mes tirages, tellement délicates, tellement vraies, que ça vous fouettait les sangs ! Et on faisait pas de la crotte, croyez pas ! C’était de l’Art, avec majuscule ! Notre travail a été remarqué, oui madame, oui monsieur. « … ses épreuves sont les plus belles, les plus complètes, que nous ayons vues dans ce genre. » qu’écrit Ernest Lacan en 1854 à propos d’un de nos clichés sur verre collodionné, intitulé « Mademoiselle Hamely. Étude de nu à la Vénus de Milo ». Vous m’en direz tant !

Après, je suis passé au daguerréotype. C’était plus simple. Enfin, pour l’époque… Vous imaginez pas que c’était du nanan, comme avec vos Canon ou Nikon ou vos smart-machins. Fallait encore des dizaines de secondes de temps de pose. Et fallait pas que le modèle bouge ! Pour ça, on utilisait des chaises, que c’était comme des instruments de torture comme récupérés de l’Inquisition, la vacherie des darons du coq [2] ! Des lanières, des sangles, des tiges, tout pour maintenir le modèle le plus immobile possible pendant trente secondes et des ! Sinon, tout foutu, tout flou, à jeter ! Savez quoi ? Jusqu’en 1838, on a pas été foutu de prendre une photographie des rues de Paris avec le moindre gonze dessus. Pareil, pour les canassons ! Tout ce qui bougeait, hop, disparu sur la photo ! Devenu fantôme ! En 38 – 1838 – le coup de bol : y a un confrère qui installe son daguerréotype en haut d’un immeuble et qui photographie le boulevard du Temple. Et là, le miracle ! Enfin, le coup de pot, plutôt : sur le cliché, on voit deux gus. Un bourgeois qui se fait cirer ses pompes, et le cireur. Comme ils sont restés sur place plusieurs minutes, eux, ils ont imprimé la plaque sensible. Bon, le cireur, on le confond un peu avec l’arbre devant lui, qu’on dirait plutôt une pompe à eau, mais c’est pas bien grave…

Bon, je vous raconte ça, mais ce qui vous intéresse, là, c’est la Commune. La Commune… On y a cru. Moi, j’y ai cru. C’était beau, non. L’idée ! Le peuple souverain ! Merde ! 100 ans presque après la Révolution qui ne lui avait rien apporté, au peuple ! Et puis moi, Badinguet, Foutriquet [3] et toute la clique des Versaillais, je pouvais pas les blairer. C’est comme ça.

Quand ça a commencé cette affaire, on avait déménagé, Laure et moi. Pas bien loin : notre studio, il était au 11 boulevard des Italiens. Et alors j’ai pris mes cinquante kilos de barda et je suis sorti faire des photographies. Et là, ben, j’étais presque tout seul. Comme photographe, parce que sinon, ça grouillait de populo, vous pouvez me croire. Les autres, les Nadar et autres, ils s’étaient carapatés, le trouillomètre à zéro, les foies, ça leur avait donné des envies de province…

La technique avait un peu progressé : quand la lumière était au rendez-vous, un temps de pose d’une dizaine de secondes suffisait. Et, après avoir pris quelques photographies de bâtiments en ruine, je me suis mis à faire des portraits de groupe. J’ai arqué de barricade en barricade pour photographier les poteaux Communards. J’ai pris aussi des Versaillais, aux Tuileries qu’ils étaient. Ben alors Braquehais, vous allez me dire, tu passes à l’ennemi ? Oui, ben c’était une occasion. Mais notez, notez bien, que je les ai fait payer, eux. Mes Communards, jamais ! Tout gratuit ! On a une éthique ou on en a pas. Moi j’en avais une. Il paraît que vous dites aujourd’hui qu’il faut savoir distinguer l’homme de l’artiste. Moi je vous réponds : conneries ! Jamais j’ai fait payer les copains. Jamais j’ai pris des photographies de cadavres ! Et pourtant, ça, ça rapportait ! Quand la Commune a été liquidée, le peuple collé au mur et fusillé, sabré sur les barricades, hommes, femmes, enfants, pas de quartier, là, ils sont revenus mes chers confrères, et ils en ont pris des photos bien dégueulasses, avec de la tripaille dégoulinante et des yeux crevés, avec la fesse, la babasse ou la bite à l’air… Et ils s’en sont mis plein les fouilles, mes rupins, parce que les gazettes payaient cher les épreuves pour en reproduire les gravures et que les bourgeois se rincent l’œil avec ces saloperies !

Moi rien ! Pas un radis ! L’éthique ! Oui madame, oui monsieur !

Eh bien, figurez-vous qu’on m’a quand même cherché des poux, à cause de la colonne Vendôme. Comme je vous dis !

Le 16 mai 71 – 1871 – l’événement était annoncé : on va foutre à terre cette colonne avec Napoléon dessus. Au début, certains voulaient récupérer le bronze pour en faire des canons… En fait de bronze, la mocheté de colonne était en toc, avec juste une fine pellicule de bronze dessus. Mais symboliquement, ils ont décidé de l’abattre. J’étais pas contre. Un qu’était pas contre non plus, c’était Courbet. Gustave Courbet, le peintre. Oui, celui de La Vague et de L’Origine du monde… tenez, à propos de L’Origine… Si je vous disais que Courbet était passé à notre studio en 1865, un an avant de le peindre [4]… Mais, c’est pas le sujet, j’en reviens à la colonne Vendôme.

Ce populo pour voir le spectacle, ah mes aïeux, la place était noire de monde ! Enfin, le pourtour, parce que le centre était bien dégagé pour la chute de la colonne ! Comme j’étais bien vu, j’ai pu installer mon attirail comme j’ai voulu. Et j’ai tout bien photographié. Minute par minute. La colonne encore dressée, la colonne qui branle, la colonne qui vacille, qui chute dans un boucan d’enfer – mais moi, j’ai rien entendu : je suis sourd ! – et la bête à terre en tronçon, avec le Napoléon en César de pacotille sur le dos. J’ai attendu que certains citoyens aient fini de lui pisser dans la gueule et j’ai pris une dernière photographie, avec le Napo à terre et mes Communards tout fiers à l’arrière-plan. Et parmi eux, mon Courbet… Ce gros oiseau qui pose fièrement. Et quand on l’a condamné à 500 francs d’amende et 6 mois de prison, comme principal instigateur de la destruction de la colonne – à tort, notez, en vrai il voulait juste la déplacer, la mocheté – et que mon Courbet fanfaronne et met au défi la Justice de prouver sa présence sur les lieux le 16 mai, vous pensez bien qu’un petit dégourdi lui a refilé sous le nez ma photographie ! Et zou ! Vous en serez de 300 000 francs de votre poche pour la reconstruction du monument, Monsieur Courbet, et vos biens seront confisqués ! Le Gustave, il s’exile vite fait en Suisse et se débrouillera, par de multiples procédures, pour mourir en 1877 sans avoir aligné le moindre fifrelin à ce minable de Mac Mahon. Bien joué, ma canaille ! Lui aussi, il avait une certaine éthique, le Courbet. Il avait toujours refusé de remettre un pied en France tant qu’une amnistie générale n’était prononcée en faveur des exilés de la Commune de Paris. Sa dépouille retrouvera sa terre natale d’Ornans, dans le Doubs, qu’en 1919 – pas avant !

Mais avec tout ça, figurez-vous que certains me reprocheront ma photo ! Qu’à cause de moi, Courbet a été condamné ! Moi ! Bruno Braquehais, LE photographe de la Commune ! Quand je pense à ce sinistre Appert, Ernest de son prénom, photographe de profession – anti-Communard notoire, cet apôtre – qui a collaboré avec les Versaillais en tirant exprès le portrait des camarades dans le but qu’on puisse les identifier [5]

Après la Commune, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise… J’ai été ruiné, j’ai emprunté de l’argent que je n’ai pas pu rembourser et j’ai été condamné pour abus de confiance… Ma pauvre Laure a dû porter plainte contre moi pour éviter d’être embarquée dans ma débine… Après, la prison. Après, je suis mort.

Mais voilà que suite à la redécouverte de mes photographies de la Commune de Paris, on me décrète « Précurseur du photojournalisme » ! Ma foi, m’en voilà bien fier et je vous remercie bien de cet honneur…

Photojournalisme… Chaque année, dans une ville tout au sud – Perpignan – où je n’ai jamais mis les pieds, est organisé le festival international du photojournalisme. « Visa pour l’Image » que ça s’appelle…

Perpignan… Quelque chose me chiffonne un peu, beaucoup, voyez-vous… C’est que depuis 2020, le maire en est Louis Aliot, du Rassemblement national. Oh certes, le candidat a donné des assurances pendant sa campagne électorale… Mais il faut pour le coup toujours savoir distinguer l’élu du candidat !

Alors il serait peut-être dommage d’abandonner la ville de Perpignan. Peut-être serait-il utile que l’édition « Visa pour l’Image » s’y déroule malgré tout, en mettant mes photographies de la Commune de Paris à l’honneur… Pour les 150 ans, ça pourrait avoir de la gueule. Mais si le festival devait déménager, moi, Bruno Braquehais, demande à ce qu’il se déroule à Dieppe, ma ville natale. Par bonheur, celle-ci est remarquablement administrée par un maire communiste, oui madame, oui monsieur ! Ça tombe bien, non ?

En 2018, en collaboration étroite avec « l’association dieppoise des Amies et Amis de la Commune de Paris 1871 », la ville de Dieppe a rendu hommage à Bruno Braquehais lors d’une exposition présentant ses photographies et de nombreux documents. Le vernissage s’est déroulé le 16 mars 2018 en présence de Sandrine Allier-Guépin, auteure de la bande dessinée « L’œil sourd de la Commune », consacrée à Braquehais.

Notes :

[1Ancienne prison parisienne, inaugurée en 1850 et détruite en 1900. Elle se situait face à la gare de Lyon.

[2Curés, en argot

[3Surnoms de Napoléon III et d’Adolphe Thiers

[4Après sa mort, on retrouvera dans l’atelier de Courbet plusieurs clichés. Le tableau Les Baigneuses s’inspirerait d’une photographie de Julien Vallou de Villeneuve, tandis que L’Origine du monde pourrait avoir été inspiré par des stéréographies d’Auguste Belloc – et pourquoi pas par celles de Braquehais ?

[5Ernest Appert est considéré, lui, comme le précurseur de l’anthropométrie judiciaire, créée par Alphonse Bertillon en 1882

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