Si l’on demandait leur avis aux auteurs de ces lignes, la réponse serait : « Rien. Nada. Zéro. Monsieur Mittal s’est enrichi assez longtemps en profitant d’actifs construits par la puissance publique entre 1982 et 1995, lors de la nationalisation d’Usinor, l’ancêtre d’Arcelor, actifs usés qu’il entend désormais jeter. »
Mais on ne nous demande pas notre avis. Et dans le capitalisme, même une expropriation n’est pas gratuite. Le propriétaire doit être « justement indemnisé ». Le juste prix est cependant difficile à calculer et il n’y a pas une seule méthode.
1 milliard… sur quarante ans : deux baguettes et un Malabar
Parmi les principales mobilisées par le passé, on trouve la valeur boursière de l’entreprise ou la méthode de l’actif net comptable.
La première a l’avantage de prendre en compte l’avenir dont on prive l’exproprié. La valeur boursière est en effet d’autant plus haute que les actionnaires présents anticipent des flux futurs de valeur, sous forme de dividendes ou de hausse de la valeur des actions. Quant à la seconde, elle a l’avantage de prendre en compte à la fois les investissements faits par le groupe exproprié, mais aussi son incurie dans le maintien en l’état de l’outil productif.
Dans le cas d’ArcelorMittal, cela ne change pas grand-chose. En effet, les actifs français représentent à peu près 5 % des actifs du groupe, capitalisé à 23,72 milliards d’euros. 5 % de 23,72 milliards, cela fait 1,186 milliard d’euros, soit une somme relativement similaire à l’actif net d’ArcelorMittal en France, évalué à 1,4 milliard d’euros. C’est un peu plus, mais cela a l’avantage de ne pas prendre en compte la spéculation boursière qui ne manquera pas de se déclencher quand les investisseurs apprendront que l’État va les dédommager à hauteur de la valeur boursière de l’entreprise.
1,4 milliard, c’est quand même une somme. Une somme modeste relativement aux 250 milliards d’aides publiques que déverse chaque année l’État, selon un rapport réalisé par une équipe du Clersé à la demande de la CGT il y a maintenant quelques années de cela (mais la situation ne s’est pas améliorée).
En outre, les expériences passées, comme les nationalisations des entreprises formant EDF-GDF ou la SNCF, nous indiquent une voie aisée pour étaler la dépense dans le temps. Il est en effet possible de transformer cette « dette » envers le groupe ArcelorMittal, en obligations convertibles. Les actionnaires deviennent obligataires. On rembourse alors ces obligations tranche par tranche sur une longue période. Pour la SNCF, c’était 50 ans. Cela ne fait donc plus que 28 millions par an. 0,003 % du budget de l’État hors Sécurité sociale. Bref, deux baguettes et un Malabar.
Nationaliser, ce n’est pas une fin en soi : 4 milliards pour relancer et décarboner la production
Néanmoins, vu l’état des hauts-fourneaux d’Arcelor, dont aucun ne peut aller au-delà de 2030, il faut intégrer les coûts des investissements en plus de la nationalisation. Si l’on vise à maintenir les quantités d’acier produites qui correspondent, peu ou prou, aux quantités d’acier consommées en France, mais que l’on cherche à les produire de la manière la plus décarbonée possible, il faut ajouter 4 milliards d’euros d’investissement qu’il faut eux sortir d’un coup.
Ce sont des investissements qui auraient dû être provisionnés sur les quarante dernières années. Ça n’a pas été fait (la faute à qui ?), mais c’est désormais une chance de choisir quels investissements l’on souhaite pour décarboner la filière sidérurgique, qui représente tout de même 3 % des émissions de gaz à effet de serre françaises.
En outre, si c’est une somme importante qu’il faut sortir d’un coup, elle sera en fait remboursée sur toute la durée de vie de l’outil de production, via une très légère contribution dans les prix de vente d’acier de l’entreprise nouvellement nationalisée. Dans la sidérurgie, la durée de vie d’un actif est de 40 ans. C’est d’ailleurs bien le problème actuellement : les hauts-fourneaux datent de l’époque de la nationalisation d’Usinor, c’est-à-dire d’il y a exactement 40 ans. Avec une telle durée de vie, cela signifie que l’entreprise doit générer 100 millions d’euros de bénéfices supplémentaires pour rembourser l’investissement.
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D’ArcelorMittal à Acier de France ? Pour un service public de l’acier !
Ces dernières années, la France a produit aux alentours de 10 millions de tonnes d’acier par an. Cela représente un surcoût de 13 euros par tonne d’acier pour couvrir ces investissements et le coût de la nationalisation. Oui, mais si ArcelorMittal n’arrive déjà pas à vendre son acier, qui achètera un acier encore plus cher de 13 € par tonne ? Ne doit-on pas en conclure, comme le président de la République le 13 juin dernier, que « nationaliser une entreprise qui n’arrive pas à s’installer sur un marché, ce n’est pas une bonne utilisation de l’argent » ?
Certes, mais à l’inverse, une entreprise publique ne vise pas à générer les mêmes marges qu’un groupe privé comme ArcelorMittal. Or, selon une étude du centre de recherche de la Commission européenne, la production d’une tonne d’acier en Europe s’établit aux alentours des 500 € la tonne… tonne qui se vend aux alentours de 1 000 € la tonne. Voilà la réalité de la voracité de Monsieur Mittal.
Alors, quand celui-ci geint que les entreprises publiques chinoises cassent les prix, on a envie de lui répondre que rien ne l’empêche de faire pareil. Baisser les prix, n’est-ce pas là la justification de la concurrence ? N’est-ce pas le dogme que l’on enseigne dès le lycée aux élèves ? Visiblement, cet argument est bon pour les livres d’économie pour enfant, pas pour le capitalisme monopoliste dans lequel nous vivons.
Gageons alors qu’une entreprise publique qui vendrait son acier à 513 € la tonne serait compétitive ! Gageons aussi que de grands groupes bien capitalistes comme Renault ou Bouygues seront bien contents d’avoir de l’acier moins cher. Et pour l’État, cela représentera une économie substantielle pour la construction des centrales nucléaires et du réseau électrique, grands consommateurs d’acier.
Au Royaume des aveugles…
À part l’aveuglement idéologique, on voit mal ce qui amène Emmanuel Macron à refuser une nationalisation que même le Labour britannique a faite. « Nous avons fait une erreur. Nous n’aurions jamais dû vendre notre sidérurgie », a expliqué le Premier ministre britannique pour justifier la mesure. La France sera-t-elle par pur dogmatisme le premier pays du G7 sans industrie sidérurgique, pour ne pas dire sans industrie du tout tant la sidérurgie est vitale à une grande partie de l’industrie ?
Ou bien la Macronie estime-t-elle que « l’État ne sait pas produire ni vendre de l’acier » ? L’État serait capable de gérer 56 réacteurs nucléaires dans 18 centrales, mais pas une poignée de site sidérurgique ? On ne sait pas de quoi il faut s’inquiéter le plus. Que l’État ne s’estime pas capable de gérer une entreprise sidérurgique ou que, ne l’étant pas, il se croit néanmoins capable de gérer une industrie aussi dangereuse et stratégique que le nucléaire. Puisqu’il gère sans accroc cette dernière depuis des décennies, la réponse est rapide à trouver…