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Cinéma

Le projet inachevé de Sergueï Eisenstein

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Mise à jour le 15 août 2024
Temps de lecture : 7 minutes

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Cinéma

Glass House aurait pu marquer durablement l’histoire cinématographique et sociale de l’Humanité, en imposant la vision constructiviste soviétique.

Tiré du livre La Glass House de Sergueï Eisenstein, Cinématisme et architecture de verre d’Antonio Somaini

Un projet resté sur le papier

Ce court ouvrage revient sur un projet inachevé, puisque resté au stade de notes et d’esquisses réalisées par le cinéaste soviétique  ; il nous détaille le scénario tel qu’envisagé par l’auteur ainsi que sa signification potentielle au sein de la pensée soviétique et socialiste.

Le réalisateur a terminé deux œuvres importantes, Octobre, pour l’anniversaire de la révolution de 1917 et La ligne générale. Eisenstein part en tournée expliquer ses théories sur le cinéma, passant par Berlin puis Hollywood. Il a alors deux projets, un film sur le Capital de Marx pour expliquer son contenu aux ouvriers et le projet Glass House. Arrivé aux États-Unis, Eisenstein a avancé sur ce dernier projet qu’il propose aux studios de la Paramount  ; pour lui, Glass House doit permettre de représenter « une mise en forme parodique du matériau de la vraie Amérique – l’Amérique des clichés hollywoodiens. »

Bien entendu, la Paramount refusa, et Eisenstein, après deux autres propositions, partit pour le Mexique pour tourner un autre film inachevé, diffusé seulement en 1979, « ¡Que Viva México ! ».

Le cinéma soviétique dans un immeuble de verre

Selon les notes et les esquisses du réalisateur, Glass House se déroule dans un immense immeuble de verre (en mode gratte-ciel comme ceux de Manhattan)  ; l’utilisation du verre rend l’immeuble transparent de l’extérieur vers l’intérieur (et inversement), mais également entre les étages et les pièces. Alors, le regard du spectateur diffère de celui des personnages : tandis que le spectateur s’aperçoit de cette transparence, les objets semblant flotter dans l’immeuble, les personnages ont un regard limité aux seules pièces occupées, ne perçant pas à travers des murs de verre. Eisenstein joue de ce phénomène en imaginant des scènes d’ébats amoureux entre amants invisibles pour le mari trompé, mais bien visibles pour le spectateur, etc.

Un personnage-clé (avec plusieurs patronymes donnés par Eisenstein comme « le fou » ou « le poète ») intervient pour sauver une femme battue par son mari  ; il dévoile alors aux autres occupants la transparence des parois.

À ce stade, la vie des habitants de l’immeuble se transforme et à l’ignorance de l’autre succèdent le voyeurisme, les intrigues, les crimes. Choqué, le « poète » décide de se suicider par pendaison  ; les occupants de l’immeuble se précipitent, non pour l’aider, mais pour récupérer la corde de pendu et la vendre. S’ensuit une bagarre et le chaos total. Alors Eisenstein imagine un « homme mécanique » , un « robot » détruisant l’immeuble. Dans une de ses notes, Eisenstein présente ce « robot » comme l’architecte originel de l’immeuble.

L’architecture comme démonstration

Le parti pris d’un film jouant avec l’architecture est logique pour Eisenstein, fils d’architecte  ; d’autre part, l’immeuble de verre qu’il imagine s’inscrit dans le mouvement constructiviste  ; l’ouvrage est à rapprocher du projet de Monument à la Troisième Internationale de Vladimir Tatline en 1919.

© Breve Storia del Cinema - CC BY 2.0

En se servant de la geste architecturale originale développée dans ses notes, Eisenstein appuie le lien entre l’architecture et la société telle qu’elle est ou telle que nous voulons qu’elle soit ; le cinéma vient mettre en lumière cette démonstration.

Le verre invisible du début de film est là sous prétexte de burlesque, révéler l’individualisme de la société capitaliste  ; la transparence génératrice des conflits, de l’envie, de la jalousie permet également de montrer les travers de cette société  ; à contrario , à l’époque, l’Union Soviétique expérimente les maisons communes, véritables « condensateurs sociaux » (Moïsseï Ginzburg) et théorise ou imagine des mondes dystopiques à base de verre (Zamiatine, 1920).

Le verre et la transparence sont donc révolutionnaires, au service du socialisme  ; Walter Benjamin écrit à la même époque : « … Vivre dans une maison de verre est, par excellence, une vertu révolutionnaire. Cela aussi est une ivresse, un exhibitionnisme moral dont nous avons grand besoin. La discrétion sur ses affaires privées, jadis vertu aristocratique, est devenue de plus en plus le fait de petits-bourgeois arrivés. »

Au-delà du verre, la vision architecturale du cinéaste soviétique trouve un écho cinématographique chez l’Allemand Fritz Lang, avec Metropolis, dystopie futuriste dans une ville de gratte-ciel ressemblant aux buildings de Manhattan.

Par conséquent, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein réussit le tour de force de mêler architecture/urbanisme au cinéma en y ajoutant une vision politique, le tout dans une geste futuriste très novatrice  ; bien que le film n’ait pas été tourné, il offre des perspectives d’analyse et de réflexion très intéressantes pour l’urbaniste ou le cinéaste.

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