Vous êtes une documentariste connue notamment pour le film « Vive le travail ». Pourquoi vous êtes-vous particulièrement intéressée à l’entreprise papetière de Chapelle-Darblay ? Pourquoi ce choix ?
Cela s’est fait un peu par hasard. Je venais de réaliser en effet « Vive le travail » et avec Thomas Coutrot, économiste, nous échangions sur le rôle du syndicat, sa place dans nos sociétés malmenées par le changement climatique. Thomas m’a parlé de l’usine de Chapelle-Darblay après que les trois représentants du personnel, héros de mon film, aient organisé une opération spéciale devant le ministère de l’Économie avec l’aide de l’Alliance Écologique et Sociale (ex Plus Jamais Ça), regroupant entre autres à l’époque la CGT et Greenpeace.
Leur motivation première était d’alerter le ministre sur le devenir de Chapelle-Darblay, unique site de fabrication de papier journal 100 % recyclé en France, et centre de tri et de recyclage papier de 24 millions de Français. Un site, vous l’avez compris, stratégique et essentiel pour la transition écologique. Pour moi, Chapelle-Darblay incarne les problématiques de la question sociale (comment sauver les emplois dans une industrie lourde) liée à la question écologique.
Que trouvez-vous en arrivant dans l’enceinte de l’entreprise avec votre caméra ?
La première fois que je me rends à Chapelle-Darblay, je découvre un site industriel de 33 hectares, désert et déserté par la direction de l’entreprise finlandaise, alors propriétaire du site et désireuse de s’en débarrasser, avec sur le parking, le Comité d’Entreprise qui héberge le bureau de la CGT, syndicat historique de Chapelle-Darblay, et ses trois représentants du personnel : deux ouvriers cégétistes et un cadre sans étiquette. Leurs personnalités avenantes, malines et attachantes alliées à la cinématographie exceptionnelle du site industriel m’ont donné envie de filmer leur lutte.
Le tournage s’est déroulé sur un peu plus d’un an. Il a été parfois difficile, car la plupart du temps, j’étais seule à la caméra et au son. Il était essentiel que je me fonde dans le paysage, que je ne dérange pas les trois représentants du personnel qui étaient dans la réflexion active pour sauver leur usine.
Il a fallu également que ma présence soit « adoubée » par tous les acteurs qui accompagnaient les trois représentants du personnel à savoir, la CGT, représentée à l’époque par Philippe Martinez ; la territorialité représentée par Nicolas Mayer-Rossignol, Président de la Métropole Rouen-Normandie ; les industriels impliqués dans la reprise et bien entendu, les représentants de l’État. Le film est construit comme un film de suspense durant lequel on suit les multiples rebondissements d’une telle aventure humaine à l’enjeu fort : sauver l’usine de la destruction et les futurs emplois qui vont avec.
Que diriez-vous des syndicalistes à l’origine de la victoire ? Mais également du syndicalisme tellement vilipendé aujourd’hui ?
Le film montre à tous les travailleuses et travailleurs qu’il est possible de contrecarrer les décisions des grands groupes qui, trop souvent, broient toute perspective d’avenir.
Les deux syndicalistes associés à un cadre sans étiquette ont fait des miracles. C’est un film sur l’intelligence collective et la fraternité. Et ce sont ces deux fondements que l’État persiste à contrecarrer, minimiser et ridiculiser en broyant en effet les initiatives portées par les syndicats, quels qu’ils soient. Mais les gars de Chapelle ont su montrer qu’ils étaient stratèges, intelligents et pleins de ressources.
Le film montre aussi un autre visage du syndicalisme : ouvert, constructif, à l’écoute, intelligent. La victoire syndicale est possible lorsqu’elle se concrétise autour de l’association inédite de forces de résistance multiples, pas forcément compatibles sur le papier, qui tendent vers un objectif commun : la justice sociale et écologique.
L’usine, le bon, la brute et le truand retrace avant tout une aventure collective qui met à l’honneur l’idéalisme et la fraternité, malgré les différences.
L’on voit également que les élus territoriaux ont une utilité certaine…
Nos trois représentants du personnel ont en effet ouvert une brèche, en proposant aux élus territoriaux d’user du droit de préemption qui permet alors de casser la vente d’un industriel à un autre si la territorialité juge qu’elle ne répond pas à certaines obligations sociales et/ou environnementales. C’était le cas de Chapelle qui devait être rasée pour laisser place à un site de production d’hydrogène vert, à quelques centaines de mètres d’habitations. Vous imaginez le risque Seveso !
Ce fut un coup de génie de la part de la CGT d’ouvrir cette brèche et ç’a marché. L’élu local, en la personne de Nicolas Mayer-Rossignol, a tenu son engagement et est allé au bout de la démarche. La territorialité a soutenu pleinement la lutte pour sauver Chapelle-Darblay.
Un accord est intervenu pour une reprise de l’activité en 2027 ?
Le consortium formé par Veolia, spécialiste du traitement des déchets, et Fibre Excellence, papetier, a l’intention de rouvrir Chapelle d’ici à 2027. Cela va prendre beaucoup de temps de vérifier les énormes machines à fabriquer du papier – entre 12 et 18 mois par machine, il y en a deux, faites le calcul – et donc pas avant 2027 en effet. D’ici là, cependant, il va y avoir des embauches et une reprise progressive de l’activité du site.
Votre prochain film ?
J’ai plusieurs idées en cours de développement dont l’une sur le syndicalisme ! On ne se refait pas.