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Nouvelle

La Perle noire

Accès libre
Mise à jour le 1er mai 2025
Temps de lecture : 23 minutes

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Nouvelle

Xavier-Marie Bonnot est un auteur remarquable dont le seul défaut est d’être incapable de se pousser du coude dans un milieu où l’autopromotion bat son plein ! Il est l’auteur d’une vingtaine de romans noirs où l’Histoire tient une place importante et parallèlement de documentaires et de reportages dont le dernier s’intitule Les Ombres de Dora. Passionné d’opéra, de musique classique (Berlin Requiem comme Le dernier violon de Ménuhin en témoignent), il affiche aussi (en bon Marseillais d’origine) un grand amour du football. La Perle noire en est la preuve splendide.

— Ton thé, Larbi. Saïd appuya son index sur l’épaule osseuse du vieux monsieur qui dormait sur le côté, le visage dissimulé sous un drap élimé.
— Tu m’entends, Larbi ? Je t’ai porté le thé. Haj, je te parle, le thé avec deux feuilles de menthe, pas mal de pignons et une bonne poignée de sucre. Sens-moi ça !

Larbi fit un effort pour soulever ses paupières lourdes de fièvre  ; il ne vit d’abord que les pales du ventilateur qui tranchaient l’air épais de la chambre. Une grosse mouche en cavale bourdonnait, furieuse, dans l’abat-jour de toile grasse. Larbi ouvrit grand les yeux, le visage doux et long de Saïd entra dans la lumière jaune de l’ampoule électrique.

— Ton thé, Larbi.

Le vieux Larbi se releva lentement sur ses coudes décharnés et leva les yeux vers Saïd qui lui tendait comme une offrande naïve un thé aux pignons, la seule chose qu’il acceptât désormais d’avaler.

— Merci, Saïd. Assieds-toi un peu, mon ami. Comment ça va aujourd’hui ?
— Dieu merci, j’ai la santé. Et toi. Larbi baissa la tête et humecta d’un coup de langue ses lèvres dures et bleues.
— Quelle heure est-il, mon ami ?
— Sept heures, Larbi. Ça va commencer.

Chaque soir, Saïd passait dire un petit bonjour à Larbi, le seul ami qu’il s’était fait depuis trois mois qu’il vivait à Casablanca. Quand Larbi n’était pas là, cela voulait dire qu’il était allé faire un tour à la mosquée ou bien il palabrait chez Omar le voisin.

— Ça va commencer bientôt, Haj… Je vais y aller.
— Qui est-ce qui joue, ce soir ?
— L’OM contre Paris. C’est pas bon ça...

Saïd fit de grands gestes avec les mains comme s’il repoussait un ennemi invisible.

— L’Olympique, souffla Larbi. L’Olympique.

Ses yeux firent un étrange mouvement, comme s’ils voulaient basculer dans le grand nulle part.

— Tu aimerais être au Vélodrome, mon ami ?
— C’est la seule chose que je regrette… Sur la vie de ma mère, c’est la seule chose qui me manque.

Saïd inspira longuement et leva son thé devant les yeux.

— Est-ce que tu peux te lever, Larbi ?
— Non, mon ami. Ça m’est impossible.
— Dommage, on serait allés voir le match ensemble !
— Non, c’est impossible, mais demande à Omar de monter un peu le son pour que je puisse entendre.
— D’accord Haj.

Saïd ne devait avoir guère plus de trente ans. Il travaillait comme larbin dans la seule maison riche du quartier Cuba, le terminus des fauchés de Casa la Grise. C’était là qu’était né Larbi, non loin de Sour Jdid et que, sur le tard, il était revenu vivre, fauché comme un prophète, à côté de l’atelier de mécanique d’Omar, un lointain cousin. Larbi disait qu’il avait eu de belles heures en France, mais ils n’en avaient jamais vraiment parlé. Saïd n’aimait pas parler de la France. C’était un sujet qu’il fuyait, Larbi l’avait remarqué à plusieurs reprises : à chaque fois qu’il lui parlait de la France, le regard de Saïd se dissimulait derrière un voile de pudeur. Il changeait de sujet ou bien il prétextait une course à faire pour tourner les talons et ne revenir que le lendemain. Comme des milliers de pommés qui débarquaient des patelins de 1’Atlas ou d’ailleurs, Saïd avait ondulé dans Casa la Grosse comme une ombre anxieuse avant de se trouver une raison d’y rester. Il venait de Marseille, en double peine, relégué dans ses origines inconnues, avec un turbin minable, juste de quoi pour le loyer d’un taudis sur le toit d’un immeuble. Et de temps en temps, un thé ou un karkadé pour Larbi le Magnifique avec deux ou trois zlabias, les douceurs préférées de l’ancêtre. Saïd ne quittait que rarement son immeuble, un cube de cinq étages dont le seul luxe était un ascenseur en parfait état. Cela faisait une cage grise qui s’élevait dans les étages et desservait les appartements réputés « grand confort ». C’était le boulot de Saïd d’appeler l’ascenseur ou d’ouvrir la porte quand quelqu’un se pointait dans le hall d’entrée. C’est comme ça qu’il avait rencontré Larbi pour la première fois. Saïd avait salué le vieux monsieur à l’allure souple qui était venu voir le docteur du quatrième. Il avait même incliné sa haute silhouette sur le passage de Larbi et lui avait ouvert la porte de l’ascenseur.

— Quel étage, monsieur ?
— Quatrième, mon ami. Je vais voir le docteur Belkacem.

Tout naturellement, le concierge avait d’abord cru que le vieillard au torse développé qui se tenait devant lui louait quelque chose dans l’immeuble puisqu’il était vêtu avec des vêtements de luxe, bien qu’un tantinet désuets, un peu comme certains Français qui venaient en vacances. Quand Larbi lui avait annoncé qu’il vivait à quelques mètres de l’immeuble et qu’il faisait encore quelques menus travaux pour vivre un peu mieux, Saïd n’en était pas revenu. Depuis ce jour-là, il l’avait surnommé Larbi le Magnifique  ; il trouvait que ça collait bien à sa démarche encore féline, à son physique puissant et volontaire malgré la finesse du squelette. Larbi dégageait une force hors du commun, quelque chose qui faisait vibrer l’air quand il se trouvait dans un endroit. Des fois, Saïd se disait que Larbi avait des allures de gentleman. Même s’il n’avait jamais rencontré de gentleman de sa vie. Larbi vivait dans un réduit de sept mètres carrés juste à côté de l’immeuble. Une turne aménagée avec des riens : un lit de ferraille, une caisse en bois en guise de table de nuit et une valise rétro, un article de grand luxe en cuir et peau de croco dont personne ne connaissait l’origine et sur laquelle le vieux bonhomme posait une lampe en laiton déglinguée. Un grand drap en éponge décoloré, qui avait dû porter les couleurs de l’arc-en-ciel, servait de porte et de cache-misère au refuge de Larbi.

Mais depuis trois jours, Larbi ne sortait plus de son réduit.

— Vous avez encore fait un mauvais rêve, Larbi. Quand je suis entré, je vous ai entendu crier. Comme hier.
— Qu’est-ce que j’ai dit, mon ami ?
— Je ne sais pas très bien… C’était du français.
— C’est la langue que j’ai le plus parlée dans ma vie.
— Moi aussi… D’ailleurs, je ne parle pas l’arabe.
— Je ne sais pas pourquoi, mais je rêve de plus en plus en français. C’est pas bon ça.

Une quinte de toux secoua Larbi et l’obligea à s’asseoir sur le bord du lit  ; il mit son poing devant sa bouche et se cassa en deux pour cracher la calamine de ses poumons.

— Tu connais Marseille, toi ? murmura-t-il, les yeux rouges.
— Je veux pas qu’on parle de Marseille. Jamais je ne retournerai à Marseille. Dieu m’est témoin, comme vous dites ici. Jamais. Sur la tête de ma mère.
— Moi, je suis arrivé à Marseille en 1938... Avant la guerre. À bord du Ville de Tanger.

Saïd n’écouta pas Larbi. Il se leva lentement et s’avança vers la fenêtre, le haut-parleur de la mosquée se mit à grésiller dans le staccato des klaxons enroués  ; un invisible tapota sur le micro et prononça quelques mots à peine compréhensibles ponctués par des « pop » « pop ». Les néons fluo du petit minaret dessinaient une féerie de bazar dans la nuit poussiéreuse  ; dans quelques instants, la voix sinueuse du muezzin allait cheminer dans le tumulte de la rue pour la dernière prière du jour, la voix sans visage amplifiée vaille que vaille par une sono en inox. Depuis qu’il était là, Saïd n’avait été qu’une seule fois à la mosquée, le premier vendredi qui avait suivi son arrivée à Casa, juste pour faire plaisir à Larbi. Ç’avait été la première fois de sa vie qu’il s’était incliné devant le dieu de son père. Larbi, lui, était croyant.

— Tu m’écoutes, mon ami ?

Le jeune homme se retourna vers Larbi. Le vieux le fixait dans la pénombre, cela faisait deux billes noires qui brillaient sous des sourcils en accent circonflexe.

— Tu m’as déjà raconté ton arrivée à Marseille ! fit Saïd en remuant nerveusement l’air devant lui.
— Ah bon, je sais plus trop ce que je raconte… Je crois que j’ai encore de la fièvre.
— J’ai demandé des médicaments à Omar, il m’a dit qu’il allait essayer d’en trouver avant ce soir. Au moins de l’aspirine. Pour le reste, il faut faire venir le docteur Belkacem.
— C’est pas la peine, mon ami. C’est fini maintenant.

Saïd regarda le vieil homme allongé à côté de lui. Ce n’était plus qu’un corps épuisé, recroquevillé sur un matelas en mousse, un linceul rapiécé par-dessus les jambes.

— Il faut que je m’en aille, tu comprends. Ça fait trop longtemps que je joue les prolongations.

Il ne restait de Larbi le Magnifique qu’un regard qui saillait des angles du visage, un regard tenace malgré la maladie qui faisait le vide derrière les prunelles encore tendres.

— Je vais bientôt mourir, mon ami. Et tu vois, tout le monde s’en fout.

Cette parole dérangea Saïd. Il l’aimait bien Larbi, même s’il ne connaissait pas grand-chose de sa vie. À vrai dire, ils n’avaient jamais eu que des conversations banales sur les voisins, les passants dans la rue, les occupants de l’immeuble dont ils se moquaient souvent des petites habitudes. Il y avait la femme du troisième toujours en compagnie de sa fille qui ne regardait jamais les deux hommes en face. Larbi l’imitait comme personne. Et puis le Français du deuxième, un bourgeois en quête d’odeurs fortes qui passait l’hiver au soleil de Casa la Facile, un écrivaillon qui turbinait dans la presse et faisait quelques ménages dans le cinéma. Lui aussi, Larbi l’imitait comme personne, surtout quand il tordait la lèvre inférieure pour imiter la tronche en biais que le Français avait dû dégoter à la grande farfouille des visages. Le Parisien, c’est comme ça qu’ils avaient surnommé l’homme du deuxième.

— Quelle heure est-il, mon ami ?
— Sept heures quarante-cinq, Larbi. Il faut que j’aille chez Omar… Je reviens pour la mi-temps.

Une fois seulement, deux semaines plus tôt, quand Larbi avait ressenti les premiers signes de la maladie, ils avaient parlé de leur vie. Saïd avait raconté son enfance dans les forteresses de béton, là-haut tout au nord, les tours blanches plantées sur le limes de Marseille. Puis il s’était tu, le reste n’était que des mauvais souvenirs. Saïd n’avait laissé que des mauvais souvenirs dans la grande Marsiho. Larbi avait parlé de son enfance, des parties de ballon, pieds nus sur la placette, qui ne se terminaient que lorsque le nombre de buts convenu était atteint. Parfois, les spectateurs venaient donner un coup de main aux équipes de douze ou de treize qui bouléguaient la poussière de Tirane Lemriziga, le terrain qui supportait maintenant la grande Mosquée Hassan II. Larbi s’était souvenu de Mahmoud le Gros, le fils du fonctionnaire du Protectorat qui était le seul du quartier à posséder un ballon en cuir et qui ne le prêtait que si on jurait de lui faire des passes. Le tout sous les yeux mi-clos des fumeurs de sebsi du café Al Rachid. Une seule fois, Larbi avait parlé de l’année 1938, quand il avait vu la France pour la première fois. Lui, le petit gosse au regard noir, aux doigts de caramel, le gamin pouilleux des terrains vagues de Casa la Terrible qui avait vu Marseille dans la lumière et la fumée des remorqueurs.

— Oui, je vais partir, mon ami. Il le faut.
— Raconte pas de bêtises, Larbi, qu’est-ce que je vais faire sans toi. Et Omar, tu y penses ?
— Il est pas jeune lui aussi.
— On vieillit tous, Larbi. C’est la volonté de dieu.
— Pourquoi tu as quitté Marseille, mon ami.
— Et toi, Larbi, pourquoi tu as quitté la France ?
— Je sais plus vraiment pourquoi, il doit bien y avoir une raison, mais je suis incapable de m’en souvenir. C’est souvent comme ça dans la vie, les choses arrivent sans que tu puisses les contrôler. C’est un peu comme au stade, les passes s’enchaînent, tout va bien et puis tout d’un coup, tu laisses filer la balle et c’est celui d’en face qui marque. Va comprendre, mon ami. Tu as beau être le plus fort, fallait pas laisser filer la balle pendant quelques secondes. Une seule erreur et tout bascule. Ma vie a été comme ça. J’ai bien dû faire une erreur, mais je ne vois pas laquelle.
— Il faudra que tu me racontes un jour. Une quinte de toux souleva Larbi.

D’un geste vague de la main, il demanda à Saïd de sortir.

7 heures 45

Il y a la fureur. Et le souffle brûlant du stade. La chaleur de juin qui dégouline des gradins et rampe sur la pelouse comme une couleuvre. Le genou gauche fait mal, il craque comme du vieux bois depuis que le gardien du Racing a cherché le cuir dans les pieds. Zatelli est là, presque au point de corner, comme une statue qui se balance d’un pied sur l’autre. Le grand Gunnar vient d’entrer dans la surface, il lève le bras et porte son regard au-delà des arrières. Il n’a jamais été aussi grand, Gunnar. C’est drôle, on dirait qu’il supplie. Il garde quelque chose de triste dans le creux des yeux. Le stade a cessé de respirer. Gunnar crie, mais la fureur éparpille sa voix. Une foulée. Une autre. Premier dribble. Gunnar n’a pas bougé, immobile et tendu. Juste une foulée. Deuxième dribble. Zatelli revient, il a le visage froissé, le souffle rauque. Le gardien s’avance, les bras en corbeille. Gunnar démarre. Les os craquent. Brosse le cuir. Soulève-le dans les airs. Loin, là-haut, au-dessus du souffle. Dans la lumière blanche qui coule du ciel. Dans la fureur.

— Larbi, tu m’entends ?

Le vieux ouvrit les yeux et observa Saïd.

— Je t’entends, mon ami.
— Ça vient juste de commencer. Omar a mis le poste à fond pour que tu puisses entendre. Je reste quand même un peu avec toi.
— Merci mon ami.
— Moi ça me rend nerveux les matches contre Paris. C’est vraiment des enc… Pardonne-moi Haj.
— C’est rien mon ami, c’est rien.
— Tu m’emmèneras un jour au stade Philip, Haj.
— C’est promis mon ami. Tu viendras avec moi et l’on ne payera pas, d’accord.

Saïd se leva et fit quelques pas dans la chambre puis revint s’asseoir. Le vent frais de l’Atlas transporta, de l’autre côté de la rue, le son en calebasse d’une télé.

C’est une première longue balle pour l’ailier droit du Paris Saint-Germain, mais… mais il rate totalement son contrôle et ce sera une touche pour l’Olympique de Marseille.

— Je crois qu’on peut le dire, Michel, les Marseillais hésitent à rentrer dans le match. On s’observe sur cette pelouse du Stade Vélodrome.

—  Oui. C’est une équipe phocéenne qui vient de subir une défaite chez elle, c’était il y a trois jours contre le Real…

Hussein Bessour entra comme un boulet de canon dans la maison de Larbi, s’arrêta un instant et essuya ses mocassins crépis de poussière en les frottant sur l’arrière de son pantalon. Bessour était un gros bonhomme, un type craint dans le quartier, qui ne badinait pas avec les loyers des gens qui habitaient dans ses taudis. Cela faisait trois jours qu’il attendait l’argent de Larbi et il entendait bien lui demander des comptes. Il souleva le rideau et s’approcha de son locataire.

La poitrine de Larbi se souleva une fois, deux fois, lentement, comme si une bête puissante poussait violemment de l’intérieur contre les barreaux de sa cage. Hussein se baissa et lui tapota l’épaule du bout des doigts, Larbi ne répondit pas. Saïd entra dans la chambre.

— Il est très malade.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Je sais pas, mais je crois que c’est grave, murmura-t-il en jetant un regard furtif en direction du malade.

Et c’est un premier corner en faveur des Parisiens. Des Parisiens qui sont venus porter le danger devant le gardien de l’Olympique de Marseille… On peut dire qu’il y a le feu dans la défense de I’OM…

— Les Olympiens subissent, ils cherchent leur jeu dans ce premier quart d’heure. L’avant-centre du PSG va pouvoir déposer cette balle... Et c’est finalement le gardien de l’Olympique de Marseille qui récupère et qui va pouvoir dégager…

— On dit souvent que ces rencontres entre 1’OM et le PSG ne sont pas finalement très intéressantes. Il y a souvent peu de buts.

— Tout à fait, ce sont deux poids lourds du championnat qui s’observent et ne se risquent que très rarement à des actions spectaculaires… tandis que le ballon revient dans la surface… mais ce sera pour personne…

Hussein Bessour se releva et considéra son employé en faisant une grimace d’enfant gâté.

— Va falloir le transporter s’il ne peut plus bouger. Je peux pas le garder ici.
— Y a pas de problèmes, monsieur Bessour. Si vous le voulez bien, je vais m’occuper de son loyer ; ne vous inquiétez pas. Hussein jura en arabe.
— C’est moi qui décide de qui s’occupe de quoi dans cette baraque. D’accord,
— D’accord, monsieur Bessour, d’accord. C’est vous le chef, mais laissez-le encore quelques jours. Je vous en prie. Pendant ce temps, je m’occupe de tout.

Le propriétaire de l’immeuble soupira et sortit un carré de soie pour essuyer les gouttes de sueur qui perlaient sur les poils de son bout de nez.

— Un jour, pas plus, jeta-t-il en grognant. Un jour, après il faudra que je lui trouve un remplaçant.

Hussein sortit. Larbi toussa bruyamment et se retourna en faisant grincer la ferraille du lit.

Et c’est un contre en faveur des Marseillais, Michel. Oui, des Marseillais qui semblent reprendre la maîtrise du ballon. Ils jouent mieux depuis quelques minutes, ils gardent le ballon, font des passes... On a l’impression qu’ils prennent cette rencontre en main et qui sait peut-être des buts avant de rentrer aux vestiaires…

— C’est en tout cas ce que nous souhaitons tous.

— Je te laisse, Larbi. J’en peux plus là, il faut que j’aille voir le match. À tout de suite.
— À bientôt, mon ami.
— Tu veux que je te porte un thé à la mi-temps ?
— Si tu veux.

8 heures trente

Sifflet. Trilles de mort. Gunnar est au sol. La rage rebondit de virage en virage, prisonnière du stade. Le grand Gunnar a mal. Il se tient le genou. La colère descend sur le vert. Cuisses en flamme, visages pathétiques. Les poitrines se soulèvent. La silhouette en noir sort de nulle part et se plante devant le libéro. Face contre face. Carotides qui saillent. Gunnar est toujours au sol. Il fait non de sa tête blonde. Zatelli boite, comme s’il avait un caillou dans la chaussure. Deux bras tendus montrent le point de penalty. Le quart Jean Bouin hurle. L’Huveaune frissonne. Le cuir est sur le point blanc. Approche, comme le roi Kohut. Comme en 38.

Comme quand l’Huveaune s’embrasait et coulait du feu jusqu’à la mer. Une foulée, deux foulées. Le cuir s’enfonce dans l’infini. Un point noir dans le soleil liquide.

— C’est la fin de la mi-temps, Larbi.

Larbi ne répondit pas.

— Tiens, je te pose le thé sur ta valise. C’est le seul endroit où il y a encore de la place. Sur ta belle valise en croco, désolé.

Larbi ne broncha pas.

— C’est toujours comme ça avec les Parisiens. Ces enc… Pardon Haj. Je veux dire : ils s’observent beaucoup… Mais je pense qu’on va marquer. C’est pas possible, ma parole. Ils mènent depuis une demi-heure. Sur la tête de ma mère. Ils auraient dû marquer déjà. Pour de bon…

Larbi s’était tourné sur le côté, Saïd ne voyait plus son visage. Il ne voyait qu’une longue silhouette cassée en quatre, le dos en courbe, un bras sur la cuisse, un autre sous la nuque raide.

— Bon, si tu dors, je te laisse. À tout à l’heure, Larbi. Ou peut-être à demain.

Le lendemain, Saïd fut réveillé par un chant qu’il ne connaissait pas. Cela montait de la rue. Des voix d’hommes, graves, qui roulaient des voyelles. Le seul mot que Saïd parvint à identifier fut le nom d’Allah qui revenait souvent dans le chant viril. Il sauta par-dessus le lit, sortit de sa cambuse et se pencha sur la rue. En bas, dans l’ocre, un cortège se frayait un passage entre les voitures en suivant un linceul blanc. On transportait un corps. Saïd enfila un jean et descendit quatre à quatre l’escalier de l’immeuble. Quand il sortit dans la rue, le cortège avait disparu.

— C’est Haj Ben M’Barek, lui lança un petit bonhomme aux yeux ronds comme des billes.
— Haj qui ? dit Saïd en fronçant les sourcils.
— Larbi, le vieux qui vivait à côté de chez Omar. Je pense qu’on va le mener au cimetière de Chouhada. Ça va faire du bruit tout ça.
— Pourquoi ?

Le petit bonhomme fit rouler ses billes comme s’il se préparait à faire une grande révélation.

— Ah bon. Vous ne savez pas vous aussi ? Personne ne sait alors !
— Non.
— C’est peut-être parce qu’il vivait comme un pauvre, dans son coin, alors.

L’homme porta sa main sur son cœur.

— Moi, fit-il en levant le nez, j’ai toujours pensé qu’il n’était pas aussi pauvre que ça, Larbi. Je pense qu’il cachait ses économies.
— Je l’ai connu Larbi, un peu comme ça. Je l’aimais bien.
— Je sais que vous le connaissiez, je vous ai souvent vu entrer et sortir de chez lui. Je vois tout moi, vous savez, de ma petite boutique.

Saïd reconnut le marchand de tout et n’importe quoi devant lequel il passait lorsqu’il allait acheter le thé de son copain Larbi.

— Je sais aussi que vous êtes français et que vous ne parlez pas l’arabe.

Saïd était agacé, il chassa une mouche qui se baladait dans son champ de vision.

— Et vous savez pas qui il était en vérité ?
— Non, fit Saïd qui commençait à perdre patience.
— Larbi Ben Barek, ça ne vous dit rien.
— Non.
— Ben Barek, le plus grand avant-centre de tous les temps. Larbi Ben Barek ! La Perle noire !
— La Perle noire répéta Saïd. La Perle noire…

Il se souvint que son père lui avait parlé de ce footballeur légendaire, quand il était minot, là-bas, dans le grand appartement du Plan d’Aou, au quartier nord. Il se pinça une lèvre.

— La Perle noire, ça ne vous dit rien. Remarquez, y a des gens qui ne s’intéressent pas au football.

Saïd baissa les yeux et se dirigea vers la vieille maison de Larbi. Quand il souleva le rideau, il eut l’impression que Larbi le Magnifique lui souriait du fin fond du grand nulle part. Il resta un moment, tanqué dans l’entrée, à observer la misère du grand Larbi. Il se pinça la lèvre.

La veille, Saïd avait hésité entre dire un dernier bonsoir à Larbi et rentrer chez lui. L’OM avait pris un but, à la 89ème minute. Ça l’avait mis en rogne et il avait pensé aux copains du Plan d’Aou qui devaient être tristes. Une boule s’était nouée dans sa gorge, il n’en avait pas dormi de la nuit. C’est vrai, il avait oublié Larbi le Magnifique pour ne penser qu’aux copains de Marseille. Maintenant, il regrettait de ne pas avoir salué Larbi le Magnifique une dernière fois. Il le regrettait presque autant que d’avoir refusé d’aller à l’enterrement de son père. À l’époque, sa mère l’avait pourtant supplié, elle avait fait des pieds et des mains pour obtenir l’autorisation de l’administration pénitentiaire.

Quand Saïd sortit dans la rue, il faisait déjà chaud, le goudron collait aux semelles des sandales comme du caramel noir. Saïd remonta sur son toit d’immeuble et s’allongea face à la boule de feu qui dansait dans le ciel de Casa la Brune. Longtemps, il écouta le tumulte de la rue qui lui parvenait, comme assourdi par la lumière lourde. Puis, venant du grand nulle part, un flash d’info de la radio nationale grésilla dans le tohu-bohu.

Nous venons juste d’apprendre la mort de Larbi Ben Barek, âgé de 78 ans. En son temps, Ben Barek a été l’un des meilleurs footballeurs de la planète. Il était né à Casablanca et avait quitté sa ville natale pour les plus grands clubs d’Europe, notamment l’Olympique de Marseille, le Racing club de Paris et I’Atlético de Madrid. À l’époque du protectorat, Larbi Ben Barek fut le joueur le plus longtemps sélectionné en équipe de France : seize ans. Larbi Ben Barek est décédé ce matin. C’est le propriétaire de la maison qu’il louait qui l’a découvert.

Saïd resta un long moment à ne penser à rien, il laissa les gouttes de sueur lui chatouiller les tempes jusqu’à ce que ses yeux ne voient plus qu’une immense lumière blanche dans le ciel. Alors, il se leva, entra dans sa cambuse et en ressortit quelques minutes plus tard. Une valise de luxe, en croco, au bout du bras.

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